Se voir le plus possible…
Alfred de Musset (1810- 1857)
Se voir le plus possible et s’aimer seulement,
Sans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge,
Sans qu’un désir nous trompe, ou qu’un remords nous ronge,
Vivre à deux et donner son coeur à tout moment ;
Respecter sa pensée aussi loin qu’on y plonge,
Faire de son amour un jour au lieu d’un songe,
Et dans cette clarté respirer librement –
Ainsi respirait Laure et chantait son amant.
Vous dont chaque pas touche à la grâce suprême,
C’ est vous, la tête en fleurs, qu’on croirait sans souci,
C’est vous qui me disiez qu’il faut aimer ainsi.
Et c’est moi, vieil enfant du doute et du blasphème,
Qui vous écoute, et pense, et vous réponds ceci :
Oui, l’on vit autrement, mais c’est ainsi qu’on aime.
L’amoureuse
Paul Eluard
Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens
Elle a la forme de mes mains
Elle a la couleur de mes yeux
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir
Ses rêves en pleine lumière
Font s’évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire
Paul Eluard
In : Mourir de ne pas mourir (1924)
Voici quinze ans déjà que nous pensons d’accord
Emile Verhaeren
Voici quinze ans déjà que nous pensons d’accord ;
Que notre ardeur claire et belle vainc l’habitude,
Mégère à lourde voix, dont les lentes mains rudes
Usent l’amour le plus tenace et le plus fort.
Je te regarde, et tous les jours je te découvre,
Tant est intime ou ta douceur ou ta fierté :
Le temps, certe, obscurcit les yeux de ta beauté,
Mais exalte ton coeur dont le fond d’or s’entr’ouvre.
Tu te laisses naïvement approfondir,
Et ton âme, toujours, paraît fraîche et nouvelle ;
Les mâts au clair, comme une ardente caravelle,
Notre bonheur parcourt les mers de nos désirs.
C’est en nous seuls que nous ancrons notre croyance,
A la franchise nue et la simple bonté ;
Nous agissons et nous vivons dans la clarté
D’une joyeuse et translucide confiance.
Ta force est d’être frêle et pure infiniment ;
De traverser, le coeur en feu, tous chemins sombres,
Et d’avoir conservé, malgré la brume ou l’ombre,
Tous les rayons de l’aube en ton âme d’enfant.
Émile Verhaeren, Les Heures d’après-midi
Vous souvient-il de l’auberge
Paul-Jean Toulet
Vous souvient-il de l’auberge
Et combien j’y fus galant ?
Vous étiez en piqué blanc :
On eût dit la Sainte Vierge.
Un chemineau navarrais
Nous joua de la guitare.
Ah ! que j’aimais la Navarre,
Et l’amour, et le vin frais.
De l’auberge dans les Landes
Je rêve, – et voudrais revoir
L’hôtesse au sombre mouchoir,
Et la glycine en guirlandes.
Paul-Jean Toulet, Chansons
Longuement poursuivi par le spleen détesté,
Quand je vais dans les champs, par les beaux soirs d’été,
Au grand air rafraîchir mes tempes,
Je ris de voir, le long des bois, les fiancés
Cheminer lentement, deux par deux, enlacés
Comme dans les vieilles estampes.
Car je dédaigne enfin les baisers puérils
Et la foi des seize ans, fleur brève des avrils,
Éphémère duvet des pêches,
Qui fait qu’on se contente et qu’on est trop heureux,
Si la femme qu’on aime a les bras amoureux,
L’âme neuve et les lèvres fraîches.
Elle est évanouie à jamais, la candeur
Qui fait que l’on s’éprend d’un petit air boudeur
Qui n’est bien qu’à travers le voile,
Et qu’on n’a pas de mots assez ambitieux
Pour dire à ses amis qu’elle a de jolis yeux
Couleur de bleuet et d’étoile.
Et c’est la fin. Mon cœur, quitté des anciens vœux,
Ne saura plus le charme infini des aveux
Et ce bonheur qui vous inonde,
Parce qu’un soir de mai, dans les bois, à Meudon,
Sur votre épaule avec un geste d’abandon
Elle a posé sa tête blonde.
Et pourtant j’ai connu tout cela ; j’ai connu
Même ces doux projets de bonheur ingénu
Dont l’âme si bien s’accommode :
L’hiver, le coin du feu, la chambre aux sourds tapis,
Et, dans un frais berceau, deux enfants assoupis
Auprès de leur mère qui brode.
Mais cet espoir, hélas ! d’un avenir doré,
Ces apparitions, ces rêves ont duré
Le temps d’une aube boréale,
Et mon esprit partit aux pays fabuleux
Où l’on pense cueillir les camélias bleus
Et trouver l’amour idéale.
Là, j’ai beaucoup souffert, et j’en reviens meurtri.
En d’indignes plaisirs à jamais j’ai flétri
Les saintes blancheurs de mon âme.
Je reviens du rivage où j’avais émigré,
Et j’ai le front très pâle ; et cependant, malgré
Ce que j’ai souffert par la femme,
Malgré ce cœur brisé, sans espoir et sans foi,
Ces débauches qu’on fait à la fin malgré soi
Comme de hideuses besognes,
Sans cesse je retourne à mon passé riant,
Ainsi qu’aux premiers froids toujours vers l’Orient
Reviennent les blanches cigognes.
François Coppée, Le Reliquaire, 1866
Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies
Théodore Agrippa d’Aubigné
… Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies,
Horriblant de nos cris les ombres de ces bois :
Ces roches égarées, ces fontaines suivies
Par l’écho des forêts répondront à nos voix.
Les vents continuels, l’épais de ces nuages,
Ces étangs noirs remplis d’aspics, non de poissons,
Les cerfs craintifs, les ours et lézardes sauvages
Trancheront leur repos pour ouïr mes chansons.
Comme le feu cruel qui a mis en ruine
Un palais, forcenant léger de lieu en lieu,
Le malheur me dévore, et ainsi m’extermine
Le brandon de l’amour, l’impitoyable dieu.
Hélas ! Pans forestiers et vous faunes sauvages,
Ne guérissez-vous point la plaie qui me nuit,
Ne savez-vous remède aux amoureuses rages,
De tant de belles fleurs que la terre produit ?
Au secours de ma vie ou à ma mort prochaine
Accourez, déités qui habitez ces lieux,
Ou soyez médecins de ma sanglante peine,
Ou faites les témoins de ma perte vos yeux.
Relégué parmi vous, je veux qu’en ma demeure
Ne soit marqué le pied d’un délicat plaisir,
Sinon lorsqu’il faudra que consommé je meure,
Satisfait du plus beau de mon triste désir.
Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissants et de têtes de morts,
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors.
Sortent de là tous ceux qui ont encore envie
De semer et chercher quelque contentement,
Viennent ceux qui voudront me ressembler de vie
Pourvu que l’amour soit cause de leur tourment.
Je mire en adorant dans une anatomie
Le portrait de Diane entre les os, afin
Que voyant sa beauté ma fortune ennemie
L’environne partout de ma cruelle fin.
Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie,
Et ma beauté paraît horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Comment de mon travail ma mort seule a repos. […]
Théodore Agrippa d’Aubigné, Stances
Un moment
Marceline Desbordes-Valmore
Un moment suffira pour payer une année ;
Le regret plus longtemps ne peut nourrir mon sort.
Quoi ! L’amour n’a-t-il pas une heure fortunée
Pour celle dont, peut-être, il avance la mort ?
Une heure, une heure, amour ! Une heure sans alarmes,
Avec lui, loin du monde ! Après ce long tourment,
Laisse encor se mêler nos regards et nos larmes ;
Et si c’est trop d’une heure… un moment ! Un moment !
Vois-tu ces fleurs, amour ? C’est lui qui les envoie,
Brûlantes de son souffle, humides de ses pleurs ;
Sèche-les sur mon sein par un rayon de joie,
Et que je vive assez pour lui rendre ses fleurs !
Une heure, une heure, amour ! Une heure sans alarmes,
Avec lui, loin du monde ! Après ce long tourment,
Laisse encor se mêler nos regards et nos larmes ;
Et si c’est trop d’une heure… un moment ! Un moment !
Rends-moi le son chéri de cette voix fidèle :
Il m’aime, il souffre, il meurt, et tu peux le guérir !
Que je sente sa main, que je dise : « C’est elle ! »
Qu’il me dise : « Je meurs ! » alors, fais-moi mourir.
Une heure, une heure, amour ! Une heure sans alarmes,
Avec lui, loin du monde ! Après ce long tourment,
Laisse encor se mêler nos regards et nos larmes ;
Et si c’est trop d’une heure… un moment ! Un moment !
Marceline Desbordes-Valmore, Romances, 1830
Toi
Esther Granek
Toi c’est un mot
Toi c’est une voix
Toi c’est tes yeux et c’est ma joie
Toi c’est si beau
Toi c’est pour moi
Toi c’est bien là et je n’y crois
Toi c’est soleil
Toi c’est printemps
Toi c’est merveille de chaque instant
Toi c’est présent
Toi c’est bonheur
Toi c’est arc-en-ciel dans mon coeur
Toi c’est distant…
Toi c’est changeant…
Toi c’est rêvant et esquivant…
Toi c’est pensant…
Toi c’est taisant…
Toi c’est tristesse qui me prend…
Toi c’est fini.
Fini ? Pourquoi ?
Toi c’est le vide dans mes bras…
Toi c’est mon soleil qui s’en va…
Et moi, je reste, pleurant tout bas.
Esther Granek, Ballades et réflexions à ma façon, 1978
Une allée du Luxembourg
Gérard de Nerval
Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.
C’est peut-être la seule au monde
Dont le coeur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !
Mais non, – ma jeunesse est finie …
Adieu, doux rayon qui m’as lui, –
Parfum, jeune fille, harmonie…
Le bonheur passait, – il a fui !
Gérard de Nerval
Tézigue !
Nashmia Noormohamed
Tu n’es pas l’homme d’une seule femme, tu es comme la rivière qui
s’échappe et se prolonge au loin, qui se défile et qui se sépare, pour tous
les rivages baigner.
Tu n’es pas l’homme d’un seul amour, tu t’effondres et disparais dans les
bras de chacune, tu creuses ton lit et partout te lies et te délies, pour tous
les noeuds mêlés.
Tu n’es pas l’homme d’un seul reflet, tu changes, tu grandis et tu
t’endurcis parfois, tu te déguises et te prêtes à ce jeu, pour tous les
costumes endossés.
Tu es unique, et cette singularité les interpelle et les appelle, chacune vibrant au son de ta voix, douce mélodie qui révèle, l’irrésistible et si tendre toi.
Nashmia Noormohamed, 2017
Tu crois au marc de café
Paul Verlaine
Tu crois au marc de café,
Aux présages, aux grands jeux :
Moi je ne crois qu’en tes grands yeux.
Tu crois aux contes de fées,
Aux jours néfastes, aux songes.
Moi je ne crois qu’en tes mensonges.
Tu crois en un vague Dieu,
En quelque saint spécial,
En tel Ave contre tel mal.
Je ne crois qu’aux heures bleues
Et roses que tu m’épanches
Dans la volupté des nuits blanches !
Et si profonde est ma foi
Envers tout ce que je crois
Que je ne vis plus que pour toi.
Paul Verlaine, Chansons pour elle
Soupir
Sully Prudhomme
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais, fidèle, toujours l’attendre,
Toujours l’aimer.
Ouvrir les bras et, las d’attendre,
Sur le néant les refermer,
Mais encor, toujours les lui tendre,
Toujours l’aimer.
Ah ! Ne pouvoir que les lui tendre,
Et dans les pleurs se consumer,
Mais ces pleurs toujours les répandre,
Toujours l’aimer.
Ne jamais la voir ni l’entendre,
Ne jamais tout haut la nommer,
Mais d’un amour toujours plus tendre
Toujours l’aimer.
Sully Prudhomme, Les solitudes
Sérénade
Théophile Gautier
Sur le balcon où tu te penches
Je veux monter… efforts perdus !
Il est trop haut, et tes mains blanches
N’atteignent pas mes bras tendus.
Pour déjouer ta duègne avare,
Jette un collier, un ruban d’or ;
Ou des cordes de ta guitare
Tresse une échelle, ou bien encor…
Ôte tes fleurs, défais ton peigne,
Penche sur moi tes cheveux longs,
Torrent de jais dont le flot baigne
Ta jambe ronde et tes talons.
Aidé par cette échelle étrange,
Légèrement je gravirai,
Et jusqu’au ciel, sans être un ange,
Dans les parfums je monterai !
Théophile Gautier
Que serais-je sans toi.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
À découvrir sur le site https://www.mon-poeme.fr/poeme-que-serais-je-sans-toi/
J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J’ai tout appris de toi jusqu’au sens du frisson.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
J’ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu’il fait jour à midi qu’un ciel peut être bleu
Que le bonheur n’est pas un quinquet de taverne
Tu m’as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux
Tu m’as pris par la main comme un amant heureux.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve ailleurs que dans les nues
Terre terre voici ses rades inconnues.
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu’un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.
Louis Aragon